Comment comprendre le vœu d’obéissance ? Le Cardinal Daniélou, jésuite, donne son témoignage. À travers son expérience au sein de la Compagnie de Jésus, il offre un éclairage valable pour toute vie religieuse.
Quant au vœu d’obéissance qui lie les jésuites à leurs supérieurs, je sais qu’il choque beaucoup les esprits aujourd’hui, mais je crois que le scandale vient d’une méconnaissance. Dans son sens véritable, le vœu d’obéissance implique que l’on renonce à disposer de sa propre vie pour la mettre au service de l’Église à travers les supérieurs que la Compagnie a désignés ; il est comme l’expression d’une volonté de dépassement, de désappropriation de soi pour le service de Dieu. La spiritualité de l’obéissance m’apparaît constitutive de la Compagnie de Jésus, car elle se fonde sur une véritable “mystique” du don de soi. Dans certains ordres contemplatifs, le renoncement à soi-même s’exprime par certaines formes de pénitence ; chez les jésuites, l’ascèse fondamentale, c’est cette désappropriation de soi-même.
Il ne saurait donc être question de supprimer le vœu d’obéissance dont la disparition signifierait la fin de la Compagnie de Jésus. Il ne peut y avoir de problèmes qu’au niveau des modalités de l’exercice de l’obéissance : les rapports du supérieur avec l’inférieur doivent garder un caractère humain, paternel, se fonder sur une collaboration et non sur une volonté de puissance. Le Père de Grandmaison disait toujours que l’obéissance vient d’en bas ; elle répond au désir d’être intégré dans le dessein de Dieu, elle n’est pas une contrainte qui s’impose de l’extérieur. Celui qui obéit accepte de renoncer à sa préférence propre pour un bien plus grand tel qu’il lui est exprimé par son supérieur.
La maladresse de certains supérieurs ne doit pas faire oublier la signification profonde de ce vœu d’obéissance qui assure à la Compagnie de Jésus une grande part de son efficacité au service de l’Église. La spécificité des jésuites, c’est leur disponibilité, leur mobilité, à la différence du clergé séculier engagé, enraciné dans le milieu paroissial, diocésain. L’Église a pu les mobiliser pour de grandes tâches missionnaires, culturelles, éducatives.
Personnellement, j’ai toujours constaté que mes supérieurs tenaient compte finalement de mes aptitudes : j’aurais préféré ne pas être envoyé comme professeur de première à Poitiers après mes études de philosophie, mais cela n’a pas été pour moi un drame. J’ai poursuivi les études qui m’intéressaient, mené mon enseignement en toute liberté. J’ai trouvé normal que mes supérieurs, que le Général ne m’autorisent pas à me présenter à l’Académie Française (le problème se posait différemment quand je suis devenu cardinal). J’ai accepté ce sacrifice, j’ai jugé bonnes les raisons qu’on me donnait.
Il peut y avoir des injustices – les supérieurs sont des hommes – , mais le vœu d’obéissance relève d’une très profonde sagesse. Nos vues personnelles sont souvent très courtes et il est bon que notre vie puisse être conduite à partir de vues plus hautes concernant le bien de l’Église.
Quand un supérieur dit à un jésuite : “Voilà ce à quoi je pense pour vous”, ce dernier peut lui répondre : “J’avais songé à une autre voie, mais un certain nombre d’éléments m’échappent. Sans doute faut-il pour le Royaume de Dieu que je sacrifie telle entreprise pour accomplir une mission plus importante”. On a le droit – et c’est là ce qui justifie l’obéissance à une autorité en dehors même de l’Église et de la Compagnie de Jésus – de faire confiance à une compétence plus étendue que la sienne propre ; au jugement d’un autre plutôt qu’au sien. Je crois que l’obéissance à une autorité, dans la mesure où l’on en reconnaît la compétence, est un acte raisonnable. Un individu n’est pas infaillible. Si un prêtre se trouve en opposition avec l’Église au sujet d’un dogme, il a le droit et même le devoir de se demander si une conscience plus étendue, plus compétente que la sienne propre, ne voit pas les choses de manière plus valable. Et, au stade ultime, tout chrétien a le devoir de penser que le Christ qui a une compétence éminente, mérite d’être cru même en ce qui apparaît comme inacceptable à notre jugement individuel.
On pose beaucoup de faux problèmes : devons-nous obéir à un ordre contraire à notre conscience ? Bien entendu il y a des cas limites, nous ne devons jamais accepter d’accomplir un acte immoral, mais, dans la mesure où il s’agit d’une décision sage, qui a simplement le défaut de ne pas répondre à notre vue personnelle des choses, nous devons nous y soumettre, préférer le jugement de quelqu’un de plus averti que nous-mêmes. L’obéissance n’est pas alors une forme de violence faite à la conscience individuelle, mais un mode normal de l’exercice de cette conscience.
Le Père Teilhard de Chardin avait une très haute idée de l’obéissance : étant donné son rayonnement, il aurait pu se révolter quand ses supérieurs lui ont demandé de ne pas accepter la chaire au Collège de France qui lui était proposée. Il a parfaitement compris le point de vue de ses supérieurs, qui ne portaient pas un jugement de fond sur son œuvre, mais qui considéraient qu’il n’était pas opportun de la faire connaître, que ses conceptions n’étaient pas suffisamment mûries pour être diffusées sans risque. C’est par prudence, dans un contexte donné, que la Compagnie de Jésus, l’Église ont différé la publication des œuvres de Teilhard. Ce dernier, d’ailleurs, a pu dire qu’il ne se croyait nullement obligé de modifier sa pensée, mais qu’il acceptait de se soumettre.
L’obéissance n’implique pas le reniement de soi, elle reconnaît la légitimité d’une décision liée à un certain contexte. Contrairement à une légende tenace, un jésuite n’est pas prêt à faire n’importe quoi sur un ordre de son supérieur, il exerce pleinement sa responsabilité, relève de sa propre conscience, mais il accepte d’entrer dans un dessein qui dépasse ses vues personnelles. Il est l’homme du Pape* parce qu’il a remis sa vie au service de l’Église.
* Les jésuites prononcent un quatrième vœu : vœu d’obéissance spécifique au Pape.
Extraits du livre “Et qui est mon prochain ?”, Stock, 1974 – (pages 103-106)