Posée ainsi la question nous embarrasse. Il y a des jours où nous voudrions bien pouvoir nous référer à une volonté particulière de Dieu qui serait notre vocation. Comme ce serait rassurant et réconfortant aux heures de doute et de difficultés !
Savoir qu’on s’inscrit dans un dessein de Dieu prévu de toute éternité où chaque élément de notre vie, heureux ou malheureux, trouve place et sens !
Mais en même temps, quelque chose en nous proteste : Dieu nous mettrait ainsi devant un programme à remplir, fixé en dehors de nous, sans même nous donner des moyens sûrs de le connaître ? Car si les mots ont un sens et si l’on voulait parler alors de volonté de Dieu, de quel poids ce vouloir divin ne pèserait-il pas sur nos libertés ! Quelle angoisse aussi pour nous lorsqu’il s’agirait de choisir : toute erreur, tout retard seraient dramatiques. Passant à côté du dessein de Dieu, nous situant, même involontairement, hors de son projet, nous aurions tout perdu, tout gâché. Et ceci d’autant plus facilement que nous savons bien que les voies de Dieu ne sont pas nos voies et que nous mesurons chaque jour combien il est difficile et parfois hasardeux de vouloir discerner ce que nous appelons la volonté de Dieu. Que Dieu nous ait placés à la croisée des chemins, en face de plusieurs directions dont une seule serait la bonne sans nous donner les moyens de la reconnaître avec certitude, relève du visage d’un Dieu pervers et ne peut en aucun cas exprimer l’attitude du Dieu de l’Alliance qui est venu sauver ce qui était perdu.
Et pourtant nous savons bien que ce même Dieu est celui qui nous appelle par notre nom et que notre rencontre avec Lui passe par un chemin qui nous est particulier. D’Abraham à Pierre, l’histoire du salut abonde en exemples d’hommes appelés à une vie nouvelle pour une mission précise, qui trouve souvent son symbole dans le changement de noms : on t’appellera désormais Abraham, Israël, Pierre. La mission de Moïse, celle de Jérémie ou de Paul, semblent bien correspondre à une volonté particulière de Dieu, jusqu’à marquer leur vie d’une singularité qui les conduit à une véritable solitude. Destins exceptionnels ou exemplaires de ce que nous sommes tous appelés à vivre ?
Une question mal posée
Quel prêtre, quel éducateur, ayant à aider des jeunes à choisir une orientation de vie n’a rencontré un jour des garçons et des filles venus lui dire avec espérance et angoisse : « j’ai un choix à faire, je veux faire la volonté de Dieu et je ne voudrais pas me tromper, ce serait grave, mais je ne sais pas ce que Dieu attend de moi, alors je viens vous voir pour que vous me donniez les moyens de le savoir en toute certitude. »
Répondre à une question ainsi posée est impossible, prétendre le faire serait à tout le moins présomptueux. Qui peut se situer ainsi de plain pied avec la volonté divine ? Le discernement, dont nous dirons l’importance, ne nous livre pas, tels quels, les projets de Dieu sur nous ; il nous dispose à reconnaître dans nos désirs et nos souhaits ceux qui peuvent se réclamer de l’Esprit du Christ ; ce n’est pas la même chose !
La seule réponse que nous puissions faire à la question que nous venons d’évoquer, c’est de dire à ce garçon ou à cette fille : « La volonté de Dieu ce n’est pas d’abord que tu choisisses ceci ou cela ; c’est que tu en fasses bon usage, que tu choisisses toi-même, au terme d’une réflexion loyale, libérée de l’égoïsme comme de la peur, la manière la plus féconde, la plus heureuse de réaliser ta vie. Compte-tenu de ce que tu es, de ton passé, de ton histoire, des rencontres que tu as faites, de la perception que tu peux avoir des besoins de l’Eglise, et du monde quelle réponse personnelle peux-tu donner aux appels que tu as perçus dans l’Evangile? Ce que Dieu attend de toi, ce n’est pas que tu choisisses telle ou telle voie qu’il aurait prévue de toute éternité pour toi, c’est que tu inventes aujourd’hui ta réponse à sa présence et à son appel ! »
Il ne s’agit plus alors de découvrir et d’accomplir un programme préétabli, mais de faire naître une fidélité. L’expérience montre que c’est un changement de perspective assez radical et qu’il demande souvent du temps.
Une conversion en profondeur
Il y a une part de nous-mêmes qui a bien du mal à se détacher d’un visage pervers de Dieu, hérité souvent du déisme qui a marqué la culture occidentale. Ici le Dieu tout puissant, qui voit tout, qui sait tout, devant qui l’histoire humaine se déroule comme un spectacle sans surprise, et qui attend que nous prenions notre place de figurants là où il l’a prévue de toute éternité. Personne ne s’exprimera aussi brutalement, mais il n’est pas besoin de gratter beaucoup pour retrouver ce visage de Dieu en arrière plan de certaines de nos manières de concevoir la volonté de Dieu, sa providence…
Il y a bien un dessein de Dieu sur l’humanité; les Epîtres de Paul, le prologue de l’Evangile de Jean ont tenté de le décrire : « Il nous a élus en lui, dès avant la fondation du monde, pour être saints et immaculés en sa présence dans l’amour, déterminant d’avance que nous serions pour lui des fils adoptifs par Jésus-Christ. » (Ep 1, 4-5)… »A tous ceux qui l’ont accueilli, Il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn 1, 12).
Ce dessein de Dieu n’est pas une détermination quelconque d’une volonté divine souverainement libre, c’est un dessein de salut qui exprime l’être ultime de Dieu : l’amour qui se donne et se communique. C’est l’expression de la communion intime du Père, du Fils et de l’Esprit qui s’ouvre à une altérité pour l’accueillir dans son amour. Ce dessein d’Alliance englobe toute l’histoire et toute l’humanité, mais parce qu’il est volonté d’alliance, désir de communion, il ne peut s’adresser qu’à des personnes libres.
Il est donc bien vrai qu’il y a un désir de Dieu qui nous rejoint chacun personnellement. Si Dieu se manifeste par son Verbe, sa Parole, c’est bien pour être entendu par chacun d’entre nous. S’il nous appelle à être fils dans le Fils Unique, c’est bien qu’Il attend de nous que nous nous disions dans une parole qui vienne rejoindre la sienne.
Cette parole, Il l’espère de chacun de nous. La révélation de son amour peut bien la faire naître en nous : c’est à nous de la prononcer sans qu’elle nous soit jamais dictée.
En d’autres termes, on pourrait encore dire qu’en nous créant à son Image, Dieu nous appelle, chacun, à donner à cette image sa ressemblance particulière. Comme Jésus a donné à l’Image du Père un visage humain particulier, à sa Parole un accent unique, chacun d’entre nous est appelé à refléter dans sa vie la sainteté du Père.
Le Dieu devant qui nous sommes n’est donc pas cet ordinateur surpuissant capable de programmer et de tenir en mémoire des milliards de destinées individuelles et qu’il nous faudrait interroger avec crainte et tremblement sur notre avenir. C’est l’Amour qui a pris le risque de nous appeler à la vie, semblables et différents, pour nous offrir l’alliance et la communion. C’est à ce visage de Dieu qu’il faut nous convertir si nous voulons pouvoir nous situer en vérité devant la volonté de Dieu. Nous le reconnaîtrons alors non plus comme un diktat ou une fatalité, mais comme un appel à une création commune.
Pour une création
La réponse que nous allons donner à Dieu n’est inscrite nulle part, ni dans le livre de vie, ni même dans le cœur de Dieu, sinon comme une attente et une espérance. L’espérance de ce que Dieu ne voit pas encore et auquel nous allons, nous, donner forme et visage. C’est la grandeur et le risque de nos vies d’être ainsi appelées à éveiller la joie de Dieu par la qualité et la générosité de notre réponse.
Les choix que nous faisons alors ne sont pas des créations à partir de rien. Nous les préparons avec ces matériaux que sont nos conditionnements humains : notre tempérament et notre histoire. Nous ne pouvons pas tout mais nous pouvons donner sens et visage à ce qui ne serait qu’un destin. Dans cet effort de création personnelle en réponse à l’appel de Dieu, l’Esprit nous rejoint, non comme une force extérieure qui s’imposerait à nous, mais comme une énergie intérieure suscitée en nous par l’accueil de la parole de Dieu et la participation à la vie de l’Eglise.
L’Evangile ne nous dictera pas le choix, mais il ouvrira à notre désir des horizons : » Il a été dit …moi je vous dis…cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice (Mt 5,26-6, 33). Là où je suis, je veux que vous soyez aussi… La volonté de mon Père c’est que vous portiez fruit et un fruit qui demeure « . (Jn 14, 3-15, 16). L’Evangile ne nous dira pas ce qu’il faut faire, mais il nous appellera en toutes choses à la perfection de la charité : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait…aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés…celui qui ne pardonne pas à son frère de tout son cœur… » (Mt 5,48 ; Jn 15,12; Mt 18,35).
L’Eglise pourra, elle aussi, nous adresser des appels…aux ministères, à la vie consacrée, à telle ou telle forme de service, mais quelles que soient ses nécessités, elle n’engagera jamais quelqu’un dans une voie particulière sans s’assurer de son libre consentement. Pour nous aider dans notre réponse, elle nous relie à une foule immense de témoins où elle nous apprend à reconnaître des frères. Leurs vies, leurs choix sont là, devant nous, comme autant d’appels non à les imiter, mais à les suivre. François d’Assise, Ignace, Thérèse… sont uniques et inimitables, mais leurs vies sont pour nous autant d’invitations à inventer à notre tour la réponse qui viendra glorifier Dieu. Et si nous nous efforçons de retrouver ce qu’ils ont vécu, nous verrons qu’il n’y a rien de moins prévisible et programmé que leur vie.
Ils ont cherché la volonté de Dieu de tout leur cœur, ils ont eu une conscience très vive d’avoir été prévenus, devancés, par l’amour de Dieu, un amour qu’ils n’en finissaient pas de reconnaître dans l’action de grâce. Dans leur choix, ils ont tâtonné, hésité, parfois douté pour finalement se confier à l’Esprit qui les guidait vers le Royaume. Des événements les plus divers, ils ont su faire des grâces, glorifiant Dieu dans l’épreuve, comme dans le succès. La continuité, la cohérence que nous admirons dans leur vie ne se sont souvent révélées qu’après coup, lorsqu’on a pu embrasser d’un seul regard un cheminement bien tâtonnant. Que l’on pense par exemple aux choix successifs qui ont marqué l’itinéraire spirituel de Charles de Foucauld. Beaucoup plus qu’une programmation rigoureuse, ce qui caractérise la vie des saints, c’est la qualité d’une réaction spirituelle aux événements quels qu’ils soient, fussent-ils les plus inattendus.
On n’a pas toujours bien compris la phrase de Pascal : « Les événements sont des maîtres que Dieu nous donne pour nous aider à le servir ». Ne lui faisons pas dire plus qu’elle ne veut dire. Les événements ne sont pas un cadre où Dieu nous enferme; ce ne sont pas les événements qui font le saint. Ils sont le matériau qui nous est donné pour construire notre réponse. La réponse portera la marque du matériau utilisé, mais plus encore celle de l’architecte que nous sommes et qui en a la responsabilité. On ne peut pas tout faire avec tout, mais on peut toujours faire une œuvre d’une vie. L’amour peut faire jaillir la sainteté dans les pires contextes humains : le témoignage de ceux qui ont consacré leur vie à l’amitié des marginaux, des déshérités, des exclus ne cesse de nous le rappeler.
Nous nous demandons si l’on peut parler d’une volonté particulière de Dieu sur chacun de nous. L’Eglise en nous faisant vivre la communion des saints nous rappelle qu’il serait plus exact de parler d’une réponse personnelle de chacun de nous au désir de Dieu.
Pour le dialogue de deux libertés
L’amour de Dieu nous précède ; nous ne finissons jamais d’en prendre conscience et d’en rendre grâce. Mais comme nous le rappelle saint Paul cet amour « s’est anéanti lui-même » (Ph. 2,7) devant notre propre liberté, ayant pris pour nous éternellement la figure du Serviteur. C’est dire qu’en nous appelant à la communion Dieu n’a d’autre désir que de consacrer notre liberté, de lui offrir un horizon qui la dilate elle-même jusqu’à l’infini : « Demeurez en moi comme moi en vous. Je vous dis cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit complète » (Jn 15, 4, 11). Si Dieu a bien un désir sur nous, c’est d’abord celui de nous voir porter du fruit : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi; mais c’est moi qui vous ai choisis et vous ai établis pour que vous alliez et portiez du fruit et que votre fruit demeure » (Jn 15,16). On ne peut mieux souligner à la fois l’antériorité du désir de Dieu et son vœu profond : nous voir assumer pleinement notre liberté. Comme l’amour suscite l’amour, la liberté éveille la liberté : celle de Dieu éveille celle de l’homme.
Aussi pour apprécier la qualité spirituelle de ma réponse à Dieu, faut-il encore la relire du point de vue de ma propre liberté. Est-elle fruit de ma liberté profonde, est-elle une vie qui s’assume réellement elle-même ? Je reconnaîtrais que ma décision rejoint la volonté de Dieu, si je peux dire qu’elle me rend plus libre, c’est-à-dire si elle introduit dans ma vie cohérence et sens, si elle unifie mon passé en lui ouvrant un avenir. Nous touchons là à une des caractéristiques les plus profondes d’une décision spirituelle. Elle va unifier ce qui n’était encore dans mon passé que touches successives. Elle va tisser dans ma mémoire des liens que je n’avais pas encore perçus, introduire dans le discontinu apparent de mes grâces et de mes faiblesses une continuité nouvelle. Et en même temps, elle m’ouvre un avenir, le passé ainsi réunifié fait apparaitre des possibilités neuves. Ce qui aurait paru impossible ou insensé devient naturel. Quand, à son retour de Jérusalem, Ignace de Loyola prend la décision d’aller à l’école, ce choix unifie tout un passé de grâces autour d’une motion spirituelle reconnue comme fondamentale : le désir d’aider les âmes. Il ouvre en même temps un avenir, qu’Ignace ne perçoit pas encore, mais qui va s’inscrire dans la logique de ce choix : la fondation de la Compagnie.
Il pourra dire en vérité que cette fondation est tout entière œuvre de Dieu dont l’amour l’a précédé et guidé à toutes les étapes de sa vie. Nous pouvons dire, nous, que c’est l’œuvre d’Ignace, de sa générosité, de sa fidélité, de sa lucidité : elle porte la marque de sa liberté. Faut-il alors parler d’une volonté de Dieu ? Nous sentons bien que toute alternative de ce type laisse de côté la vérité profonde : celle d’une rencontre, d’une communion de deux libertés qui se retrouvent dans une œuvre commune.
Pour le bien de tout le corps
Parler de volonté particulière de Dieu sur chacun de nous demande une précision. Dans la Bible toute vocation est individualisée : des hommes, un peuple. Mais saint Paul nous rappellera que toute grâce est donnée pour le bien de tout le corps. Si l’on veut évoquer les grandes étapes de l’histoire du salut : ce sont des noms que l’on va voir apparaître : Abraham, Moïse, David, les Prophètes, Jésus. Des noms propres avec leur destinée bien particulière, mais aucun d’eux ne peut se comprendre sans référence à sa place dans l’histoire commune. Il n’y a de saints que dans la communion des saints, dans le cheminement du peuple de Dieu vers le Royaume. Aussi discerner la volonté de Dieu sur ma vie, est-ce toujours m’interroger sur ma place dans le Corps du Christ. Non pas celle qui me serait assignée, mais celle que je peux, que je désire prendre. Quel membre serai-je pour le bien de tout le Corps ? Là encore la réponse m’appartient et Dieu l’attend de moi, généreuse et neuve, pour se réjouir de ma solidarité, comme Il s’est réjoui de ma liberté.
Sommes-nous sujets d’une volonté particulière de Dieu ?
Nous avons à discerner dans nos vies les appels de Dieu, et il serait insensé de dire qu’il n’y en a pas. Dieu ne cesse de nous créer par sa Parole, nous n’existons que dans cette Parole qui nous appelle aujourd’hui à la vie. A nous de reconnaître les paroles multiples qui traduisent cette Parole créatrice, comme un enfant devient attentif aux mots qui l’appelle à sortir de lui-même. C’est souvent en tentant de relire notre vie sous le regard de Dieu, en faisant mémoire de son amour et de sa fidélité pour nous, que nous deviendrons sensibles aux appels qu’Il nous adresse. Plus qu’une volonté précise, exprimée en règle de vie, ces appels nous diront le désir de Dieu, son attente et son espérance : nous voir inventer peu à peu notre réponse. Nous pourrons donc accueillir sans angoisse les hésitations, les échecs et les ambiguïtés de nos choix. Comme le disait Emmanuel Mounier : « Dieu est assez grand pour faire de nos erreurs même, une vocation ».
Il y a plusieurs demeures dans le maison du Père, Dieu attend que nous y édifions la nôtre et Il est avec nous au travail.
Père Michel Rondet, s.j.
Paru dans Christus N°153 Hors-Série sur l’accompagnement spirituel
Avec l’aimable autorisation de la revue Christus