Serions-nous condamnés à ne vivre que dans l’instant, dans un court moment favorable ou gratifiant ? L’amour dont nous voulons vivre serait-il condamné à l’éphémère et au transitoire ? L’enjeu de ces questions est essentiel, tant pour la vocation au mariage que pour le célibat consacré.
Le désir d’être libre et de le rester est inscrit profondément en nous. Cette liberté de nous donner aux autres et à Dieu nous donne de ressembler au créateur de l’univers. Ne sommes-nous pas créés à « son image et à sa ressemblance » (Gn 1, 26) ?
Seul un homme libre peut s’engager
Seul un homme libéré de certaines servitudes peut entrer dans un engagement sûr et durable. Est-ce possible ? Ne sommes-nous pas le plus souvent conditionnés par des tas d’éléments ? Il est bien vrai que notre liberté n’est pas une « chose abstraite », en dehors du réel, et surtout en dehors de notre corps et de notre temps. Dans tout engagement, le temps est un facteur déterminant. La durée fait peur aujourd’hui.
Le temps est l’allié de l’homme
Nous pensons et agissons le plus souvent comme si le temps était notre ennemi. On dit que l’amour s’use avec le temps, que les belles promesses s’étiolent avec les années qui passent. Ne faut-il pas faire vite ce que nous avons à faire de peur de ne pas y parvenir ou de ne pas « saisir la chance » ? Or, le plus souvent, le temps défait ce que l’on fait sans lui. Car le temps n’est pas que le rythme de nos montres et l’étalement de nos calendriers. L’homme est intérieur au temps et le temps est en lui également. C’est à cette condition qu’il parvient à grandir, à se développer, à trouver sa véritable identité, à goûter les fruits d’un engagement. Celui qui ne vit que dans l’instant ne peut éprouver certaines joies qui, comme les boutons d’une fleur rare, ne s’ouvrent qu’à la faveur du temps qui s’écoule ou d’un temps de confiance mutuelle et d’amour. Si nous nous faisons l’ami du temps, nous saisirons plus facilement qu’il construit nos vies avec nous. D’ailleurs l’histoire sainte et personnelle de chacun de nous n’est pas la somme de plusieurs instants : elle est le fruit de notre liberté qui déploie toutes ses aptitudes dans le temps.
Pour s’engager dans le mariage ou dans la vie consacrée, il faut se laisser réconcilier avec le temps sauvé par Dieu. Jésus est entré dans notre temps : il donne consistance à chaque instant. Il ouvre nos actions à l’éternité. Ce que nous faisons est inscrit dans le cœur de Dieu : nos engagements nous transforment et ils nous placent directement dans l’éternité sur la terre. Le temps qui passe et dans lequel nous vivons prend une dimension définitive, incontournable, magnifique : ce qui s’y fait n’est jamais perdu. Aucun engagement ne perd son sens quand il est situé dans le temps de Dieu. Le sacrement de mariage engage les fiancés « à la vie, à la mort » : quel lien fort et constructeur ! Les vœux d’un consacré témoignent que la vie sur terre est déjà une prophétie d’un temps sauvé. Sur notre route quotidienne, l’engagement qui prend le temps de se dire et de se déployer, qui s’ouvre au définitif, atteste que chacun de nous est plus grand qu’il ne le pense, plus noble qu’il ne le croit, plus beau qu’il ne lui apparaît.
La promesse concerne la personne
Le lien fort rend fort. Toute promesse lie la personne. Ce lien donne consistance et vie aux personnes qui s’y engagent. Si le mariage est indissoluble, ce n’est pas une loi « extérieure » ou « religieuse » qui oblige les époux de l’extérieur. C’est la force même de l’amour qui trouve une expression vigoureuse dans une promesse qui lie les cœurs. Cette promesse ne touche pas l’extérieur de la personne puisque la liberté s’y offre tout entière.
Dans le mariage, ce qui est en jeu, c’est la présence d’un absolu dans les personnes qui s’aiment et qui s’engagent l’une envers l’autre. L’autre que j’aime est un « mystère » qui me dépasse. Il ne peut jamais devenir un objet ou un moyen de mon affectivité. Cette personne me dépasse au point que le don et la promesse de me donner à elle ne s’épuiseront ni de disparaîtront comme l’eau s’évapore dans le désert.
Comment épuiser l’amour offert s’il concerne la grandeur de la personne ? L’homme possède cette capacité de se donner totalement à autrui et à Dieu. Sa liberté prend cette dimension. Malgré les saisons de l’amour, à travers les obstacles, les faiblesses et les péchés, tout homme peut librement se donner dans un « toujours » qui lui fait du bien, le transforme, lui donne vie, le rend heureux. L’homme se trouve et s’accomplit par un don d’une telle dimension. La fidélité se fonde sur cette aptitude de l’homme et la nourrit. Un don sans retour donne une saveur à la vie. Il signifie à la personne qui le pose, qu’elle est vraiment elle-même. Il fait honneur également à celui qui reçoit un tel don. Une fidélité inconditionnelle est la mesure d’un amour qui, même à travers les aléas de l’histoire, construit solide, pour toujours, déjà dans l’éternité. Ce qui est promis renvoie à la personne qui est unique et que l’on ne peut remplacer. C’est la beauté et la grandeur de notre liberté quand notre parole est donnée à une personne.
L’engagement touche Dieu
S’engager dans le sacrement de mariage, c’est offrir à Dieu l’amour reçu et lui rendre grâce pour le conjoint aimé. Dans le « oui » du mariage, il y a une force qui traverse le temps. Le « oui » d’un instant transforme la vie du nouveau couple. Désormais, ils sont « un » pour aimer, pour s’aimer. Dieu ne reste pas extérieur à cet engagement.
Le sacrement est un signe de l’Église qui dit plus que nos pauvres mots humains. Il atteste la présence au cœur de nos « oui » de la grâce divine. Dieu est au plus intime de nos vies. L’amour promis des jeunes époux touche Dieu. Il s’y engage également. Sa fidélité va à la rencontre de la fidélité des hommes : elle ne faiblira jamais. La fidélité de Dieu est une force pour la fidélité des époux. Elle n’est pas une « rustine » de l’amour. Elle montre les bienfaits d’un amour qui cherche à aller jusqu’au bout.
Cette fidélité enracine l’espérance des époux et lui donne une consistance qui traverse toute mort : « Que mon nom soit gravé dans ton cœur, qu’il soit marqué sur ton bras. Car l’amour est fort comme la mort, la passion est implacable comme l’abîme. Ses flammes sont des flammes brûlantes, c’est un feu divin » (Ct 8, 6).
En lisant la Parole de Dieu, une évidence jaillit : le Dieu de l’Alliance est un Dieu tendre et fidèle, lent à la colère et miséricordieux. Ce visage d’un Dieu « fidèle éternellement » nous dit quelque chose de notre propre fidélité. S’il est fidèle, nous pouvons et nous devons être fidèles nous aussi dans nos relations, nos amitiés, nos amours. Nous vivons et agissons à son « image ». Ceux qui sont fidèles reflètent la gloire de Dieu : ils disent quelque chose de sa lumière là où ils se trouvent.
Pour celui ou celle qui s’offre à Dieu pour l’aimer dans le célibat, le don de soi apparaît peut-être plus comme un saut dans la foi : celui à qui on donne sa vie est le Très-Haut. Se donner à lui, c’est lui offrir toute sa personne, avec ses désirs du cœur et tout l’élan du corps. La fidélité pour le Royaume témoigne que « le ciel est déjà parmi nous » : elle est un signe prophétique de ce que nous vivrons tous par amour dans l’éternité. Cette fidélité est peu reconnue de nos jours, pour les garçons et pour les filles. Et pourtant, elle comble aussi le cœur de Dieu : qu’une personne donne tout un jour et pour la suite des années à son Seigneur et son Sauveur, n’est-ce pas un signe qu’il est vivant, qu’il n’est pas une idée ? La fidélité du consacré est parfois dure à porter dans notre culture, mais elle fait la joie de Dieu. Dieu entre en contact personnel avec celui qui l’aime de cette manière. Dieu le soutient, le fortifie, lui donne de parcourir des chemins secrets de complicité et d’amitié. Aucune fidélité ne tient à « la force des poignets ». Ne parlons pas de volontarisme dans ce domaine, mais de confiance d’amour : de cœur à cœur avec l’autre et avec Dieu. Toute fidélité est fondée sur un lien personnel avec Dieu présent dans notre histoire.
La fidélité est créatrice
La fidélité n’est pas seulement un état « passif » ou une volonté ferme qui s’exprime dans le temps. Elle est « dynamique », comme la sève qui monte et descend dans les arbres. Elle est vie. Elle est en mouvement, en croissance. Elle est un cheminement des libertés qui se sont données une fois pour toutes à un moment du temps et qui se fortifient elles-mêmes dans cette attitude de don de soi. La fidélité est le berceau de nombreuses relations humaines : l’amitié et l’amour sont enracinés dans cette confiance que des personnes se font les unes aux autres. Des sentiments tels que la tendresse et la douceur, des vertus telles que la chasteté et la force, des valeurs telles que le dialogue et le respect sont enracinés dans la fidélité.
A tel point que la fidélité fonde une manière particulière de vivre et d’agir. La fidélité est l’humus où de nombreuses plantes peuvent être semées, grandir et fleurir. Sans la fidélité, il est des choses de la vie qu’un être humain ne peut pas goûter. Dans l’amour conjugal, la fidélité donne confiance aux époux et les mène avec joie et audace à concevoir, porter, enfanter et éduquer des enfants. L’aventure de la parenté est rendue possible et fortifiée par la fidélité. La foi-confiance des époux leur permet d’affronter les épreuves de la vie et de s’épauler mutuellement. Dans la vie consacrée, la fidélité dessine des espaces où l’éternité de l’amour fait sa demeure et témoigne ainsi très concrètement de sa Présence.
Père Alain Mattheeuws s.j.