Les cloches sonnent. Tout un peuple converge à l’appel de ces grandes voix de bronze. En grande hâte nous voici partis vers l’église, pressant nos pas aimantés par les cloches. On entre dans le bel édifice, on se glisse dans les rangées sombres et enfin on prend place sur une chaise. Tout est dit de la messe avant la messe. L’eucharistie est à la fois appel, élan, et place. La liturgie de la Parole nous donne d’entendre cet appel du Seigneur, la liturgie eucharistique nous greffe sur l’élan du Seigneur qui donne généreusement sa vie pour notre salut, la communion eucharistique nous assigne notre place dans le grand Corps du Christ qu’est l’Église.
L’écoute de l’appel
Cela n’a l’air de rien, mais répondre à l’appel des cloches, c’est-à-dire à l’invitation du Seigneur pour célébrer l’eucharistie, c’est prendre conscience que nous sommes attendus, que notre vie est née d’un appel, que notre existence est responsoriale. Avant de percevoir un appel à donner sa vie, ne convient-il pas de considérer notre vie-même comme un appel ? On commence modestement à ancrer cela dans son esprit en étant sensible à l’appel carillonné. « Quelle joie quand on m’a dit : allons vers la maison du Seigneur ! » (Ps 121). Quelle démangeaison de zèle pour la maison du Seigneur les cloches alertes n’éveillent-elles pas en nous !
« Chaque vie est vocation » disait le pape Paul VI. Nous allons quelque part et quelqu’un nous attend. Il y a un homme sur le rivage qui nous fait signe et qui nous hèle, et cet homme c’est le Ressuscité du matin de Pâques (cf Jn 21,4-5). Il est essentiel de lutter contre une « culture de l’homme sans vocation ». Cette culture de la désespérance et de l’absurde pour qui la vie n’est qu’une plate facticité stagnante, un fait brut inerte sans origine et sans but, un « en-soi » nauséabond pour parler comme Sartre. A l’encontre de ces mornes pensées destructrices nous croyons que notre vie est essentiellement réponse à un appel qui vient d’en haut. Répondre à cet appel requiert écoute et intériorité. Au cours de la messe, la liturgie de la Parole fait résonner cet appel du Seigneur. Depuis le créateur qui appelle le premier Adam « Adam, où es-tu ? » (Gn 3, 9), la Bible n’est qu’un immense appel de Dieu vers l’homme.
« Dieu nous a sauvés et appelés d’un saint appel en vertu de son propre dessein », écrit saint Paul (2 Tm 1, 9). Les chrétiens sont « les appelés de Jésus Christ » (Rm 1, 6). La vocation définit l’Église. Qu’est-ce que l’Église à tout prendre, sinon un gigantesque service des vocations ?
Hélas ! Un grand nombre de fidèles ne perçoit plus guère la vocation que comme une donnée extrêmement rare, qui ne saurait concerner que quelques êtres d’exception, marginaux et inspirés. Or une exception, forcément, c’est pour les autres… Combien de chrétiens tomberaient des nues si on leur disait qu’ils « ont la vocation », comme on dit, par le simple fait qu’ils sont baptisés. C’est donc à une véritable culture vocationnelle qu’il nous faut travailler dans nos communautés.
L’élan du don
A l’impératif de l’appel doit répondre l’élan de la libre générosité humaine. Telle est la responsabilité de l’homme. Quand les cloches sonnent, il faut quitter sa maison, se lever, partir. Point de paresse quand Dieu mande ! Point de retard où il requiert ! Sur une parole du Seigneur, Abraham a quitté son pays et la maison de son père. Tous ces départs, ces arrachements, ces renoncements forment la trame d’une existence qui veut se décliner sur le mode du don. L’eucharistie est la grande école de cette oblativité. En apportant les oblats sur l’autel, chacun sait bien que ce n’est pas seulement du pain et du vin que nous offrons à Dieu. C’est Jésus le Fils bien aimé qui s’offre à son Père. C’est le sacrifice du Christ qui est rendu présent à chaque eucharistie. Mais ce sacrifice est aussi le nôtre. C’est le « sacrifice de toute l’Église ». Cela est symbolisé rituellement par la petite goutte d’eau que le prêtre verse dans le calice, mêlée au vin. Cette petite goutte d’eau, c’est nous ! « Par l’eau c’est le peuple qu’il faut entendre, explique saint Cyprien, et par le vin, le sang du Christ. Quand on mêle l’eau au vin dans le calice, c’est le peuple qui ne fait plus qu’un avec le Christ, c’est la foule des croyants qui se joint et s’associe à celui en qui elle croit. »
Souvent on entend poser la question : « La messe ? Qu’est-ce qu’elle m’apporte ? » Mais il faut renverser cette question : « Qu’est-ce que j’apporte à la messe ? Qu’est-ce que j’offre à Dieu dans le sacrifice de la messe ? » Offrir nos personnes comme un sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu, tel est le culte spirituel que nous avons à rendre (Rm 12, 1).
Rien ne peut plus concourir à l’éveil des vocations sacerdotales et religieuses que le sens de l’oblativité inculqué par l’eucharistie. Comme ces espèces sur l’autel sont offertes et consacrées, ainsi ma vie peut-elle être offerte et consacrée. Le mystère eucharistique a ainsi un rapport intrinsèque avec la vie consacrée. En particulier, la virginité consacrée n’a de sens que dans la perspective eschatologique de la venue de l’époux. Si telle religieuse ne s’est pas mariée, c’est pour annoncer qu’il y a d’autres noces que les noces humaines, que toute l’histoire est polarisée par ce mariage qui est l’horizon ultime de l’humanité : les noces de l’Agneau (Ap 19,7-9).
La vie consacrée trouve donc dans la messe, anticipation du festin des noces de l’Agneau, son sens et son attrait.
La place de choix
A l’appel des cloches j’ai couru vers l’église et j’y entre essoufflé. D’autres frères et soeurs en Christ sont là eux aussi que je salue d’un « saint baiser » comme dit l’apôtre. Chacun trouve une chaise ou un banc pour s’asseoir. Chacun a sa place et son rôle dans la liturgie. Tous ne sont pas ministre ordonné, lecteur, chantre, ou enfant de choeur… Une participation diversifiée à la liturgie est légitime et souhaitable mais elle n’est que le signe d’une réalité plus profonde : à la messe, tous les fidèles ont une participation « consciente, pieuse et active ». Aucun baptisé n’assiste à la messe en spectateur. Certes tous n’ont pas une fonction particulière dans l’ordonnancement liturgique mais chacun prend part par l’offrande de lui-même au sacrifice de toute l’Église. Non seulement les fidèles ont tous un rôle actif à la messe, mais il faut dire en outre que c’est par la messe qu’ils trouvent leur place et leur rôle dans l’Église. En effet, la messe a pour but de construire l’Église dont ils sont les membres et les pierres vivantes.
Il y a là une vérité trop souvent ignorée par les chrétiens. Quel est le but de la messe ? Quelle est la finalité de la célébration eucharistique ? La messe a pour but ultime la construction de l’Église. L’eucharistie fait l’Église, constitue le Corps du Christ. Le but de la messe c’est que les chrétiens, remplis de l’Esprit Saint, ne forment plus qu’un seul Corps. En sortant de la messe je dois avoir grandi en amour pour mes frères chrétiens. Je suis ainsi plus parfaitement intégré à ce grand Corps du Christ qu’est l’Église. J’y trouve ma place et mon office, en relation avec les autres membres qui sont mes frères.
Quand je vais communier, je deviens ce que je mange ! Saint Léon écrivait déjà : « Notre participation au corps et au sang du Christ
ne tend à rien d’autre qu’à nous faire devenir celui que nous mangeons ». Nous assimilons le Corps sacramentel du Christ pour être assimilé au Corps ecclésial du Christ. Ainsi notre communion au Saint- Sacrement fonde la communion de l’Église. Je m’agrège au Corps du Christ qui est l’Église en consommant le corps eucharistique du Seigneur. Tel est le sens de la célèbre formule de saint Augustin : « Recevez ce que vous êtes et devenez ce que vous recevez. »
Or, certes, dans ce grand Corps qu’est l’Église les membres et les fonctions sont heureusement diversifiés. Saint Paul le souligne de manière expressive dans sa première lettre aux Corinthiens : « Si le tout était un seul membre, où serait le corps ? Mais, de fait, il y a plusieurs membres, et cependant un seul corps. L’oeil ne peut donc dire à la main : ‘Je n’ai pas besoin de toi’, ni la tête à son tour dire aux pieds : ‘Je n’ai pas besoin de vous’. » (1 Co 12, 18-21). L’eucharistie en constituant le Corps du Christ donne à chacun des membres de découvrir sa place et son opportunité en corrélation avec chacun des autres membres du même Corps. Dans le mystère eucharistique, les vocations diverses n’apparaissent plus comme exclusives ou rivales mais comme complémentaires, pour l’harmonie de l’Église.
En venant à la messe j’ai choisi physiquement une place dans l’église mais en sortant de la messe je sais que j’ai une place de choix dans l’Église et une mission que Dieu m’assigne.
Père Guillaume de Menthière